18 août 2013
Interview de Dominique Perrier (1990)
Interview à Claviers magazine en janvier 1990 de Dominique Perrier, qui a travaillé avec Jean Michel Jarre d'abord avec Christophe au Studio Ferber, puis comme musicien de scène et de studio à partir de 1981.

Dominique Perrier : "Quand on a créé le groupe Space Art avec Roger Rizitelli, c'étaient les débuts du synthé et des home studios. On n'avait que des grosses armoires, les Moog, les ARP, on jouait d'un seul doigt. En 1981, Jean Michel nous a appelés, Roger Rizitelli et moi : "Est-ce que cela vous intéresserait de venir en Chine avec moi?" On s'est fait un voyage magnifique. C'était un peu Tintin en Chine, on était complètement hallucinés."
Comment s'est réparti le travail entre vous?
D.P. : "Frédérick Rousseau s'occupait de tout ce qui était séquences, avec le MDB. Moi je m'occupais des solos sur le Moog Liberation, le premier synthé portable. Jean Michel s'occupait du Fairlight et des VCS-3. Il faisait aussi la mise en scène, avec un mégaphone pour parler à tout le monde pendant les répétitions."
Est-ce qu'il était directif pour l'orchestration des morceaux?
D.P. : "Dans son studio à Croissy, il nous faisait écouter les cassettes : "Bon alors, toi tu fais ceci, toi tu fais cela… Ce son est très important… " C'était très structuré. Au départ, il n'y avait pas de place pour l'improvisation. Mais une fois arrivés en Chine, heureusement, il y a eu de la place pour l'impro avec les pannes, etc."
Tu te rappelles de gags pendant les concerts?
D.P. : "Oui, par exemple, quand ils ont arrêté le courant deux minutes avant que ça ne commence… Le séquenceur MDB était content… Toute l'écriture laser a été effacée. Il a fallu reprogrammer. Et ce fut fabuleux. Pendant tout le concert, j'étais la tête en l'air à regarder le laser. Alors Jean Michel m'a dit : "Pour le prochain concert, il faut que tu penses à l'image que tu donnes…" Mais lui aussi, je l'ai surpris le nez apen l'air, à regarder les feux d'artifice… Il avait ses racks d'EMS et des néons au-dessus, c'était une crêperie carrément… Moi j'étais avec mon Moog Liberation et je sautais en l'air grâce à un grand fil, et lui, il était dans sa crêperie, avec le porte-voix en plus. Il jonglait avec les disquettes du Fairlight, il y avait des moniteurs partout, c'était Noël…"
Vous vous éclatiez sur scène?
D.P. : "Oui, complètement. je me souviens qu'au démarrage du premier concert, Roger n'était pas sonorisé. Il jouait une Simmons, avec les pads. Il n'y avait pas de courant, on entendait juste le bruit de la baguette sur le formica… Il frappait avec une telle rage, à cause de cette panne de courant, que le son était magnifique. Puis l'électricité est revenue… On a appris qu'on peut même taper sur du formica dans un stade!"
Et puis il y a eu Houston…
D.P. : "Techniquement, c'était la folie. Jusqu'au dernier moment, pour les répétitions, c'était le chantier et les américains disaient : "Ils ne vont jamais s'en sortir, ils sont cinglés!" Ils ont appris ce qu'était le feeling. Je me rappelle le premier coup de grosse caisse de Jo Hammer dans la sono de Houston, j'étais au bar de l'hôtel avec Francis. Il s'est levé et il a dit : "Qu'est-ce qu'il se passe, il y a de l'orage?" C'était comme un tremblement de terre dans la ville entière!"
Vous vous amusiez bien entre musiciens?
D.P. : "On se branchait des cordons MIDI entre nous pour se changer les programmes à distance pendant les répétitions. Ils me scotchaient les touches du clavier par en-dessous. Je voulais faire une note et il y avait un accord qui sortait… Bref, c'était l'école maternelle…"
Tu as joué sur l'album Révolutions…
D.P. : "J'aime bien jouer comme un instrumentiste. On me branche un synthé et je joue. Jean Michel me donne huit pistes, je fais huit chorus différents, puis il les monte. Il refait le chorus, mais je suis obligé de la réapprendre pour la scène, note par note, car je ne l'ai jamais joué. Pour Révolutions, Jean Michel état à côté de moi, on travaillait ensemble. Il m'a appris à mettre en scène la musique. par exemple, je fais un chorus que je trouve superbe, et Jean Michel me dit : "Non, cela monte trop vite, il faut attendre un peu…" Souvent je commence, et je dis "Stop, ce n'est pas bon." Lui il me dit : "Cela ne fait rien, on le garde, continue…" C'est comme pour une scène de cinéma où l'on fait plusieurs prises… Maurice Jarre fait des musiques de films, mais son fils fait à la fois les films et la musique!"
Est-ce que Jean Michel a des trucs pour relancer l'inspiration en studio?
D.P. : "Il écoute un disque des Shadows, pour revenir dans son enfance et remettre l'église au milieu du village…"
Que t'inspire sa carrière?
D.P. : "Il a réalisé son rêve de môme. Au départ, il fait de la musique pour se la vendre à lui. Il s'amuse beaucoup. Et il est arrivé au bon moment. Jean Michel c'est un peu l'IRCAM souriant, avec le plaisir, l'envie, l'enthousiasme."
Propos recueillis par Christian Jacob
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17 août 2013
Interview de Frédérick Rousseau (1990)
Interview à Claviers magazine en janvier 1990 de Frédérick Rousseau, qui a travaillé avec Jean Michel Jarre entre 1981 et 1985, et ponctuellement en 1990 pour le concert de La Défense.

Frédérick Rousseau : C'était un jour d'avril 1981, Jean Michel est venu au magasin Music Land où je faisais des démonstrations du MDB, le premier séquenceur à huit voies CV Gate. Il m'a proposé de partir en Chine avec lui et j'ai accepté.
Pendant l'été, j'ai reprogrammé toutes ses séquences. Je travaillais sur un modulaire RSF avec huit programmeurs. Il y avait trois enjeux : premier grand concert live de Jean Michel, on était quatre sur scène, et il fallait tout faire sans se planter. En tout, cinq concerts, deux à Pékin, trois à Shanghai. Tout a été enregistré live, on a remixé à Paris. Et cela a donné Les Concerts en Chine. En Chine, on arrivait sur une terre vierge, avec un décalage horaire de trente ans (sic)… Imagine la soucope volante de "Rencontres du troisième type" atterrissant sur la Concorde !
Des galères techniques?
F.R. : À Shanghai, à un moment, on passe d'Equinoxe IV à l'Arpégiateur. Je charge le programme dans le MDB, et je fais "Play" et la séquence s'arrête au bout de deux mesures… Quand tu es devant soixante mille personnes, il y a un vent de panique sur scène. J'appelle Perrier : "Fais-moi une nappe de violons avec deux-trois effets, je refais l'interface…" Nouveau plantage. J'appelle Jean Michel : "On ne peut pas jouer ce titre-là" "Bouge pas, j'arrive…" On a refait un morceau entièrement live : on a fait une séquence de base, "dong-dong-dong-dong", qui s'est mise en boucle. On passe sur la piste suivante avec un autre son, petite séquence en temps réel avec des blancs. Troisième poste, quatrième. Jean Michel avait fait toutes les séquences en Do majeur. il est parti du Do pour lancer l'intro, et ensuite il était au casque intercom et il faisait "Mi bémol, poum, la-lala, poum, lalala, poum"…
Pour toi, ce fut une expérience fantastique?
F.R. : Mon seul souci, c'était d'assurer. J'étais conscient de ma responsabilité dans le déroulement du conct (toutes les séquences !). Je savais que cela pouvait de me faire une place dans le monde de la musique. Et effectivement, j'ai créé un studio, et je travaille maintenant avec de grands artistes… Le seul costard qu'on m'a taillé en Chine, c'est qu'on l'a surnommé le pingouin. parce que j'étais souvent habillé en noir et blanc et que je n'arrêtais pas de râler. Quand je râle, je lêve les bras, et je ressemble à un pingouin…
Vient ensuite votre travail sur Zoolook.
F.R. : Il y a eu d'abord Musique pour supermarché, qui a permis de préparer le terrain. Zoolook a compris cinq phases. D'abord, le master sur 24-pistes. L'idée état de gérer des samplings, des boucles de sons, des sons arythmiques déclenchés par des percussions. On a mis Arlette Laguiller à la place d'une charleston, Bernard Pivot, etc. Jean Michel a passé plus de trois mois en studio à choisir des samoles de voix indiennes, esquimaudes, grâce aux enregistrements fournis par Xavier Bellenger. Denis Vanzetto est entré dans l'équipe à ce moment-là. On a faut le faleux son du début d'Ethnicolor, un cri humain lu à l'envers à une vitesse ralentie deux fois. On y passait des jours et des nuits…
F.R. : Puis vous partez aux États-Unis…
C'est la deuxième phase du délire : New York, avec Laurie Anderson, Yorgi Horton à la batterie, Marcus Miller à la basse, Adrian Belew à la guitare… de retour en France, Jean Michel a voulu rendre le travail des américains le plus "européen" possible. Alors, il a fallu sampler entièrement la batterie de Yorgi, les charleys, les cymbales, les toms, et les redéclencher par la Linn, pour obtenir une rigueur mécanique, mais avec les sons de Yogi Horton. Pareil pour Marcus Miller, qui jouait trop dans le style Miles Davis. il y avait un côté "couper/coller" bien avant toute la vague du sampling… Quatrième phase, il a fallu aller à Londres faire le mix avec David Lord. Cinquième phase, faire cela en numérique.
F.R. : Cette expérience t'a beaucoup appris?
Jean Michel pousse le délire de la production jusqu'au bout. J'ai tenu avec lui pendant quatre ans et demi, à la fin j'ai craqué : il m'a rendu fou! Mais je ne le regrette pas, car il m'a appris à aller au bout des choses, avec la fameuse dernière line droite. Quand on fait un disque, commencer les rythmiques, etc. C'est très simple. Mais ensuite finaliser le produit et faire qu'après le mixage, le morceau soit toujours aussi génial et ait autant d'émotions, c'est terriblement compliqué. J'adore son côté puriste et perfectionniste. Pour moi, la perfection c'est pousser une idée au maximum. La perfection devient ridicule quand tu vas tellement loin que tu détruis l'idée majeure. Jean Michel est assez fort dans la mesure où il s'arrête avant. En ayant travaillé cinq ans avec lui, je suis devenu son disciple…
F.R. : Comment travaille Jean Michel en studio?
Jarre, c'est le professeur Tournesol : il branche le truc avec le machin, le machin avec le bidule et ça fait un bruit invraisemblable! Je l'imagine beaucoup plus avec un synthé dans ne boîte à chaussures que dans un décor "Star Wars" nickel avec des D-50 partout. Avec les vieilles machines, il va reprendre goût à la musique, il va la pousser au bout. Il faut qu'il retrouve l'excitation du synthé. C'est un des artistes qui a le plus de santé dans ce métier. Il est à la fois lève-tôt et couche-tard! Quand je mangeais la moquette tellement j'étais épuisé, lui, il était debout en train de dire : "Attends, il faudrait encore faire ça." Il est incassable…
Propos recueillis par Christian Jacob
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16 août 2013
Interview de Michel Geiss (1990)
Michel Geiss a été le principal collaborateur artistique et technique de Jean Michel Jarre entre 1976 et 1994. ll répond à une interview du numéro spécial Jarre de Claviers mgazine de janvier 1990.

Michel Geiss : "Des idées sont nées de notre rencontre, comme celle du Matrisequencer 250, que j'ai réalisé plus tard en 1978, et que Jean Michel aime toujours utiliser dans ses compositions. Il y a eu aussi ma réalisation du Rythmi-computer, une boîte à rythmes complexe, programmée par microprocesseur, avec des sons électroniques que j'avais spécialement fabriqués. Tel a été le point de départ de notre longue association, qui m'a permis de collaborer aux projets de Jean Michel à différents niveaux, depuis Oxygène."
Peux-tu nous parler du Matrisequencer?
M.G. : "Il n'en existe qu'un seul. Ce n'est pas un simple bricolage, mais un instrument complet. Cet instrument est né d'une idée de Jean Michel, qui, au GRM, avait expérimenté le travail avec des matrices et des fiches. Il s'agit d'un appareil très particulier, puisqu'il permet de programmer des séquences en branchant des fiches sur une plaque percée de trous (une matrice). Cet instrument permet une approche très originale de la programmation, grâce à son aspect visuel."
Quelle est la nature de ton travail avec Jean Michel Jarre?
M.G. : "De tous ses collaborateurs, je crois être celui dont la vie a le plus changé : j'ai même changé de métier. Mon métier actuel, même s'il découle de ma formation antérieure, je l'ai réellement appris lors de mon travail avec Jean Michel. J'ai peu à peu pris mes distances avec l'électronique pure, après avoir vécu certaines aventures technologiques, comme la réalisation de la console de gravure automatique de Dyam Music, des automates complexes, une pendule musicale pour l'émir de l'état d'Oman (!) et des génériques pour la TV… Mais maintenant, je suis plus impliqué dans la réalisation des disques et des concerts de Jean Michel, où je suis musicien à part entière. Mon travail va de la programmation de sons sur les synthétiseurs à la prise de son en studio, de la postproduction vidéo sur les films des concerts à la surveillance de la qualité technique des retransmissions radio et télévision des concerts, de la qualité technique de fabrication des disques, cassettes, vidéos, des contacts avec les musiciens, de la recherche de nouvelles techniques pour le studio ou les concerts, au travail sur les mixages des albums de Jean Michel ou d'autres artistes. Je travaille actuellement sur le Technos, une machine à synthèse additive révolutionnaire en provenance du Canada : on imagine les possibilités de création de sons à partir de 512 oscillateurs intégrés dans la machine. On dessine les sons avec le doigt. J'ai la chance d'avoir une activité diversifiée, donc enrichissante. Je vois les multiples facettes d'un métier en constante évolution. Ce qui m'a le plus passionné avec Jean Michel a été ma collaboration pour la réalisation de ses albums."
Comment se passait le travail en studio à l'époque d'Equinoxe?
M.G. : "On cherchait des sons, les idées étaient enregistrées au fur et à mesure. Jean Michel avait déjà enregistré des bases de morceaux sur le multipiste, le reste faisait partie de la recherche commune. Nous avons travaillé à deux. Pour Equinoxe, je me souviens de certains moments de magie, où l'on découvrait des atmosphères nouvelles. Je retrouve ce sentiment en écoutant le disque. On avait même installé un baquet d'eau dans le studio, on faisait de grosses bulles avec un verre, pour les enregistrer. On entend "bloup, bloup" dans le disque. On avait carrément les mains dans l'eau! Tout cela est très artisanal."
As-tu participé au mixage des Chants Magnétiques?
M.G. : "J'avais pu entendre le disque terminé au studio de gravure de Dyam Music et j'ai trouvé que le mixage du premier morceau de la face A n'était pas réussi du tout. Jean Michel s'en est rendu compte aussi. Il a demandé à Jean-Pierre Janiaud s'il pouvait refaire cela immédiatement mais Jean-Pierre avait déjà passé plusieurs nuits blanches de suite avec Jean Michel. Il a baissé les bras et dit : "Non, je ne peux vraiment plus, je suis trop épuisé!". Jean Michel s'est alors tourné vers moi : "On dort deux heures et on s'y met." Je suis donc allé dormir chez moi. pendant ce temps, il avait fait réparer la console qui avait un problème d'automation! On s'est mis devant les faders vers deux heures du matin, pour terminer à huit, juste avant d'apporter le master au studio de gravure. C'est ce mixage qui est resté sur le disque."
Avant les derniers albums, l'équipe s'est élargie… Comment se passent les séances de studio?
M.G. : "C'est tout à fait flexible. On a l'idée directrice de Jean Michel et on développe avec les moyens du studio. Il laisse s'exprimer les musiciens : on peut suggérer des idées et avoir une part de créativité. C'est difficile lorsque d'autres musiciens sont impliqués, mais on a un concept directeur. On n'aurait pas pu construire des cathédrales si les ouvriers avaient conçu chacun leur plan…"
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15 août 2013
Interview de Francis Dreyfus (1990)
Francis Dreyfus a produit les albums de Jean Michel Jarre de 1972 à 2002. Interview réalisée pour le numéro spécial Jarre du magazine Claviers de Janvier 1990 sur sa collaboration avec l'artiste lyonnais.
En 1972, vous rencontrez un ancien musicien du GRM, racontez-nous…
Francis Dreyfus : "Quand j'ai proposé à Jarre de travailler avec Christophe que je venais de signer, on ne pouvait prévoir qu'il deviendrait le parolier le plus populaire de sa génération. Alors, on s'est dit : "Si des artistes te demandent d'écrire leurs paroles, on dira que tu fais maintenant de la production". On n'imaginait pas un tel succès. Quand d'autres artistes sont venus le chercher, on a encore joué cette carte : "Eh bien non, il fait son disque…" On a un peu aidé la chance en créant pour les médias la crédibilité évidente d'un artiste qui avait écrit et produit des tubes…"
Vous découvrez alors les bandes d'Oxygène…
F.D. : Quand j'ai entendu cet album pour la première fois, je suis tombé par terre : "Bon ben on a un succès mondial…" Alors il m'a dit : "Bon, ben d'accord…" Il était un peu sceptique. J'étais complètement retourné. On a eu l'idée de faire de chaque magasin hifi une FM, avec un nombre d'auditeurs limités. C'était un travail de barges. On leur a fait cadeau d'un disque. Ils ont écouté. Trois jours après, coups de téléphone : "Est-ce qu'on peut vendre les disques?" On a vendu par ce canal-là près de cinquante mille albums, c'était une révolution. Les radios ont demandé à Jean Michel de venir faire des interviews. Tout d'un coup, il y a eu un impact énorme…
Pour vous, quelle a été la spécificité de Jean Michel dans la vague de la musique électronique des années soixante-dix?
F.D. : Dans la musique électronique, il y a une apologie de la machine qui supplante le concept. Il y a eu le trip de la musique planante, avec des sons qui correspondent au cosmos, etc. Je préfère prendre Pink Floyd, la guitare de Gilmour fait autrement planer… La musique de Jarre correspondait à ce que les gens avaient en eux. J'ai eu l'impression de devenir créateur, simplement en écoutant cette musique…
Vous avez alors repensé le concept même de concert?
F.D. : On a développé la visualisation de cette musique. Je disais à Jean Michel : "Fais-moi entendre le reflet de la lune sur le lac." Cela le faisait rire… Il fallait éviter les concerts traditionnels. Avec le concert, on veut faire redécouvrir une ville à ses habitants. La hauteur, la matérialité des buildings vous échappent parce que vous vivez dedans… Mais si on balance des projections, des illuminations, on redécouvre son cadre de vie. Une de mes obsessions est de donner des pulsions aux gens.
Pourquoi des concerts gratuits?
F.D. : C'est fantastique de pouvoir présenter au public un tel spectacle gratuit. À partir du moment où il y a un certain espace, en fonction du lieu où vous vous trouvez, vous avez des angles de vue et des perceptions personnels. Dans ce genre de concerts, l'artiste est le chef d'orchestre. La star, c'est la place, le quartier, la ville. Mais il faut que la moelle épinière de tout cela soit une musique. La magie des concerts Jarre, c'est d'abord sa musique.
On est plus dans une forme de "fête totale" que dans un concert?
F.D. : On retrouve les grandes fêtes populaires de jadis. C'est l'événement unique. Il reste dans la mémoire collective, on peut le transformer, l'enjoliver. Il y a des gens qui m'ont raconté ce qu'était Houston! Aux Etats-Unis, on a eu des critiques où l'on disait : "C'est entre Walt Disney et Spielberg" et c'est un peu ça, un conte de fée, une technologie, mais surtout un feeling.
Des concerts comme Houston et Docklands comportent des risques énormes…
F.D. : Il y a des problèmes invraisemblables de dernière minute. Les pires viennent de la météo… les problèmes financiers ne sont pas très agréables, mais on peut les gérer. Pour les problèmes techniques, on travaille avec une bonne équipe et on peut adapter le concept. mais les intempéries peuvent tout faire foirer… Dans certe aventure, Jarre est courageux, car il se trouve comme l'équilibriste sur le filin, il joue sa réputation. Après on ne dira pas : "C'est parce qu'il y avait du vent, de la pluie, etc." On dira : "Jarre, il était nul, c'est lamentable…" Ce que j'admire en lui, c'est qu'il est un aventurier dans tous les sens du terme. Il a un côté latin et fou furieux…
Comment voyez-vous l'avenir?
F.D. : Sans le côté aventure et création, je pourrais arrêter demain. On est devenu une mini-multi, mais je suis totalement indépendant. Si on sort un disque, c'est qu'on a envie de le sortir… Le côté "parts de marché", "bilan prévisionnel" ne m'intéresse pas… En revanche, le succès m'intéresse, car il ne faut pas oublier que jusqu'à présent, on a toujours réinvesti nos bénéfices dans les concerts. Je pense que Jarre est un artiste extrêmement important, il va le rester des années. Il n'en est qu'au commencement…
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14 août 2013
Interview d'Hélène Dreyfus sur les débuts de Jean Michel Jarre (1990)
Interview à Claviers magazine en janvier 1990 de Hèlène Dreyfus, étudiante au GRM en septembre 1968, et qui a accompagné les premiers pas de Jean Michel Jarre quand il s'est mis à vivre de sa musique.

Hélène Dreyfus : Le musée de l’Homme nous avait confié un stock de bandes de musiques ethniques. En les recopiant, on les a écoutées. Jean Michel s’est passionné pour la voix plus que pour les instruments. On avait chacun notre stock de bandes, mais lui s’appropriait toujours les bandes de voix. On ne parlait pas en termes de notes, mais d’amas de sons, d’objets sonores. Il disséquait ces voix et a découvert une matière sonore nouvelle, bien avant qu’on ne parle de métissage, d’échantillonnage. Zoolook est la continuation de ce travail.
Il a découvert les premiers synthétiseurs au GRM?
H.D. : Il y avait un studio avec le grand Moog, réservé aux compositeurs établis : François Bayle, Guy Reibel, Parmegiani. Au bout de deux mois, Jean Michel travaillait déjà dans ce studio. Ce qu'il a sorti du Moog au bout de cinq minutes, c'était de la musique, alors que les autres faisaient beaucoup plus "cric, crac, boum!". Pour lui, c'était instinctif. Je pense que Parmegiani et Bayle l'ont laissé faire parce qu'ils l'ont quand même reconnu comme un vrai musicien. Jean Michel a pris des années d’avance sur les autres au GRM. Nous on était dans de petits studios avec deux ou trois magnétophones à quatre pistes, et on se débrouillait avec nos bandes et nos ciseaux : "Je te coupe un son, etc." On devait faire des compositions qui n’excède pas cinq à six minutes. La première fois que Jean-Michel a présenté une œuvre, c’était superbe. Pierre Schaeffer a dit : "Mais vous composez comme votre père!". Il s’amusait à prendre les voix, à les mettre sur d’autres pistes, couper dans un son pour pouvoir l’intégrer dans un autre.

H.D. : Il a eu alors son petit studio chez sa mère, où la table de mixage était faite dans une boîte à chaussures : il y avait trois Revox (photo ci-contre). C'était une époque de débrouillardise… Il retravaillait les voix comme des objets : elles offraient un matériel sonore différent de celui des signaux électriques, beaucoup plus riche et complexe. Dès le départ, il cherchait à moduler, à avoir des nuances, de l'expressivité. C'était très difficile avec les machines de l'époque, avec les ciseaux, ce n'était pas évident non plus. Il a aussi acheté le VCS-3. Grâce au GRM, il a eu accès à un matériel unique. Il a appris dans les meilleures conditions à utiliser cet appareillage. Il a toujours manifesté une grande reconnaissance envers Pierre Schaeffer, son seul maître, mais on ne s'est jamais enorgueilli, par la suite, au GRM ou à l'IRCAM, d'avoir accueilli Jarre parmi les gens qui ont travaillé dans ces institutions.
En 1971, Jean Michel réalise A.O.R.…
H.D. : Schmucki a demandé à Jean michel d'écrire la musique pour son ballet, lors de la réouverture de l'Opéra. L'électronique entrait dans le temple de la musique classique. C'est la première chose qu'il a faite dans son studio, avec sa boîte à chaussures et ses Revox. À l'Opéra, ce fut le scandale parmi les musiciens de la fosse, qui ont ouvert des bouteilles pendant les représentations et débranché les haut-parleurs. Ils riaient carrément de lui. Les danseurs, eux, étaient très contents : c'était une musique qui se dansait. Je me souviens de la générale : ce fut une vraie bataille d'Hernani!
Puis sont venus les premiers disques…
H.D. : Jean Michel a fait La Cage, un succès très mitigé… Cette musique-là, à l'époque n'intéressait pratiquement personne… Il a récidivé, en faisant un disque avec Samuel Hobo. À ce moment-là, j'ai commencé à travailler avec Francis Dreyfus. Je pensais que Jean Michel devait signer un contrat, avoir une mensualité importante pour acheter du matériel et passer à un autre stade. Francis Dreyfus a compris cela. Il avait une exclusivité sur les œuvres de Jean Michel, mais ne l'a jamais pressé à sortir quoi que ce soit.
Jean Michel a composé une disque superbe de musique d'environnement, Deserted Palace. Puis Francis a engagé la production d'un trente-trois tours avec Christophe. Il n'y avait pas de parolier, j'ai donc proposé Jean Michel. Cela a donné "Les Paradis perdus"… C'est ainsi que tout a commencé…
Propos recueillis par Christian Jacob
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