13 février 2014
Les concerts en Chine (Rock and Folk, 1/1/1982)
Les concerts en Chine / Dreyfus FDM 18110 (CBS) c’était en octobre dernier, Jean-Michel Jarre terminait par un triomphal concert à Shanghai une tournée de cinq dates en République Populaire de Chine, deux à Pékin et trois dans la seconde métropole du pays, capitale du Sud. Avant même « Carmen »., l’initiative classique, c’étaient les premières représentations d’un musicien occidental dans I’histoire de la Chine moderne.Du côté du rock, les plus grandes stars s’y étaient cassé les dents. Les multinationales s’étaient usé les nerfs à tenter de s’ouvrir les portes de la Chine.
II avait fallu la passion, le talent et la double intelligence de Jean-Michel Jarre et de son éditeur / producteur / manager / ami Francis Dreyfus pour franchir la grande muraille de l’incompréhension, de la défiance et la distance presque infinie qui sépare les Esprits respectifs de deux civilisations. II fallait également une musique qui, comme le soulignent les posters qui annonçaient les concerts, soit celle de l’harmonie universelle « . Des mois de palabres, certes, des prouesses d’organisation aussi, mais surtout, en ce qui nous concerne ici, une préparation musicale irréprochable.
Cette Grande Première, avec les incommensurables retombées qu’elle devait avoir, Jean-Michel Jarre ne pouvait pas la manquer, tant il savait que, plus que jamais, les yeux et les oreilles du monde seraient fixés sur lui. II n’a pas failli.. Les Concerts en Chine, le disque, est plus qu’un live, mieux que la chronique sonore d’une série d’événements historiques : c’est le plus bel album de Jean-Michel Jarre, le premier où sa musique prend enfin cette dimension universelle (tant au sens esthétique que géographique) et une richesse totale qu’elle n’avait jusqu’alors atteinte qu’en des instants privilégiés.
L’extra-ordinaire intérêt de « Les Concerts en Chine »., c’est que c’est tout à la fois un disque de rock comme jamais Jean-Michel n’en a produit- c’est-à-dire un disque d’énergie, de swing – et un disque d’exploration et de recherche, un disque de musique contemporaine au sens le plus plein du terme. Avec son temps, la technologie de son temps dans ce qu’elle a de plus avancé, la liberté de son temps dans ce qu’elle a de plus illimité, donc de plus difficile à organiser (Il va sans dire que je parle ici pour le seul domaine musical) ; et c’est enfin, mais c’est là ce qui scène la réussite exceptionnelle, un disque de plaisir, celui que l’on ressent à son écoute n’étant certainement pas étranger à celui qui a dû présider à son élaboration. Et c’est admirablement enregistré, pour parachever la réussite. Un disque de rock.
C’est que, pour la première fois, Jean-Michel Jarre parvient à circonvenir la fameuse «froideur» de la musique électronique quand elle ne se prétend pas «cosmique», ni ne se veut "planante". Il laisse sur la touche les ingénieux mystificateurs de la robotique ; la rythmique, toute électronique qu’elle soit, n’en est pas moins "vivante", en la personne de Roger Rizzitelli auquel ont été confiés des rythmes qui, sur les précédents disques, dépendaient de séquenceurs et de boites à rythmes. Ca change tout, et ça donne des moments qui vont en surprendre plus d’un, quand la batterie explose. Tout comme le fait d’avoir résolu les problèmes de programmation et d’ubiquité en faisant appel à deux claviéristes supplémentaires, Frédéric Rousseau et Dominique Perrier, là où les précédents disques usaient des stratagèmes du rerecording. II s’agit donc d’une musique de groupe, et non plus d’élucubrations d’ermite. II est étonnant d’entendre à quel point ce nouveau traitement transcende la lettre de la musique et la projette enfin en dehors du statut de Jingle auquel d’aucuns I’avaient trop vite reléguée.
Un disque de recherche ? Eh oui : Jean-Michel Jarre aime le risque et la difficulté. Par exemple, II prend le prétexte d’une première en Chine pour s’offrir le luxe d’écrire pour l’Orchestre. II eut pu se contenter de notre rassurant orchestre symphonique, bien de chez nous. Eh bien non, II choisit un orchestre traditionnel autochtone, avec tous ces Instruments exotiques, violons à deux cordes, orgue à bouche, flutiaux à anche et j’en passe, tant mon ignorance est infinie ; Il rédige des partitions, est contraint d’apprendre une sorte de chinois musical pour les rendre intelligibles à ceux qui doivent les interpréter, contrôle à quinze mille kilomètres de distance I’avancement des travaux, par cassettes interposées, compose quelque partie électronique et enregistre le tout, lui plus I’Orchestre Symphonique du Conservatoire de Pékin, en direct et sans répétition. Au passage, Il se faufile entre les chinoiseries à la Madame Butterfly et le collage inane, et cela donne une merveilleuse petite pièce intitulée « Jonques de Pêcheurs au crépuscule » où le synthé s’insinue entre la cithare et les flûtes en une espèce d’utopie musicale. La même expérience, ratée, eut donné un objet analogue à la reproduction d’une tour Eiffel, en plastique, à partir d’une carte postale, dans un atelier de Taiwan: cheap kitsch.
Ici, c’est une perle d’un mélange de culture. II y a aussi «Arpegiator» et son contrepoint foisonnant. Jarre reprend ici en la condensant une idée que Klaus Schulze avait entrevue sur «Mirage» sans réellement la développer, celle d’une multitude de figures en arpèges, s’enchevêtrant et se répondant en un sautillement dont on ne sait plus très exactement s’il relève de la mélodie, de I’harmonie ou du rythme. A la fin entre une armée de violoncelles synthétiques du plus majestueux effet. Je ne reparlerai pas de « Magnetic Fields III », dont j’avais dit en son temps toute I’invention et qui prend dans ce contexte une dimension nouvelle et révèle en même temps jusqu’où remonte la préparation de ce voyage. Déjà sur « Les Chants Magnétiques », et alors sans aucune hésitation, le morceau suscitait des images, précisément celles des « jonques au crépuscule ». Et nous voici à Shanghai.
Et puis il y a la cerise sur le gâteau, ce « Souvenir de Chine » à, la mélodie prenante et tranquille jhachée par les coups sourds de la batterie et la guillotine du rideau de Nikon, bruits des rues de Shanghai et synthés d’un autre monde. Une parmi six compositions inédites; toutes splendides. Un-disque de-plaisir enfin;-car tel est le ciment de cette mosaïque. A I’écoute de ce double album, on réalise qu’ » Oxygène » était tout sauf un accident, que Jean-Michel Jarre est un formidable mélodiste, qu’il a le sens du » populaire » . (ce qui en Chine doit être un must), qu’il sait – ce qui est le comble de la difficulté – être facile sans ringardise, accrocheur sans roublardise, intelligent sans vantardise. Et je m’arrête, car mon vocabulaire s’épuise. Et dans le plaisir il n’y a pu que , cette facilité, il y a aussi l’humour: « L’Orchestre Sous la Pluie » – est-ce un clin d’oeil ? la «Rumba», pastiche du » populaire » encore qui, dans un auditorium de Shanghai, prend des accents de manifeste mi-goguenard et mi-ému, vieux souvenir de bal popu dans la chaleur humide des nuits de Chine. Et encore une fouIe de détails, puis une impression de bien-être et de fraternité. Certains » beaux gestes » prennent des années pour se réaliser.
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